Aline Bouvy. Cruising Bye
Comme le suggère son titre Cruising Bye, l’exposition d’Aline Bouvy au MACS se présente comme une maraude, au sens où il est autant question de vagabondage sexuel et de patrouille policière que de chiens errants et de batifolages queer. À l’horizon de cette dérive poétique et transgressive se dessine l’utopie d’une sexualité fluide que l’artiste plasticienne assimile moins au militantisme pragmatique LGBT qu’à la critique permanente des codes esthétiques et hygiénistes par lesquels la société surveille nos corps et enferme leurs désirs. Anticipant la fin des inhibitions mortifères, sa démarche artistique procède d’une érotisation décomplexée de notre milieu en y intégrant matériaux dépréciés, postures décadentes, territoires désaffectés et organes disqualifiés. Sa palette pluridisciplinaire où alternent plexiglas thermoformés, linoléums marquetés ou véhicules téléguidés surprend le public par son atteinte au bon goût et sa désinvolture face aux tabous. Par ses références au Clarisme, une mystique transgenre fondée dans les années 1920 par l’artiste allemand Elisarion, Aline Bouvy revisite également la lente trajectoire utopique d’une culture en train de se détourner des modèles dominants du patriarcat et de l’hétéronormativité. Dépassant les normes de la morale bourgeoise et les bornes du politiquement correct, ses œuvres leur adressent même au passage un bye bye insolent, signe d’une mutation irréversible de la société. Véritable ode à la liberté, l’exposition Cruising Bye d’Aline Bouvy prend ainsi l’allure poétique d’une « parade sauvage » où se mêlent aussi bien un défilé de policiers androgynes (au son des sirènes) qu’un sabbat de sorcières (sous belladone).
Le parcours à travers les salles du musée a été conçu, suivant cette notion de cruising mise en évidence par le titre de l’exposition, comme une flânerie articulée en trois moments principaux : la découverte de la série des linoléums qu’Aline Bouvy a réalisés entre 2014 et 2016, l’immersion dans la nouvelle version de l’installation interactive Potential for Shame (2021-22) ainsi que l’exploration à l’extérieur du bâtiment d’une série de sculptures anthropomorphisant l’architecture du MACS.
Aline Bouvy travaille le linoléum selon la technique de la marqueterie. Elle en limite volontairement la palette à des tons noirs et grisés, mais en étend les textures à différentes variétés de mouchetage et de moirage. Ce matériau naturel utilisé ordinairement dans l’aménagement des revêtements de sol est détourné par l’artiste qui en fait l’un des éléments essentiels de sa signature plastique en l’employant tantôt comme cadre pour ses photographies (série Urine Mate), tantôt comme matériau principal, voire unique (Interruption in the Social Contract). Dans la série des linoléums Politics of Intimacy (2014), Aline Bouvy s’est attachée à exprimer «une certaine manière d’être au monde, comment s’y inscrire, comment vivre, l’amour, la sexualité, les relations humaines, l’art ». Par ailleurs, l’aspect brouillé et moucheté des surfaces souligne la dimension psychologique de ces « paysages mentaux » où s’insèrent quelquefois des photos ou des objets en 3D comme autant d’explorations de territoires intimes. La série Urine Mate (2016) dont le titre pourrait se traduire en français par l’expression « compagnon d’urinoir » propose également plusieurs pistes de lecture en rapport avec cette notion d’intimité vue à travers le prisme des codes moraux et des mœurs d’une société patriarcale. Avec ses photos de nus masculins, troublant les stéréotypes du genre, Aline Bouvy nous emmène dans des territoires marginaux : zones de maraude et de cruising, à l’instar de ces « terrains vagues » auxquels renvoient les «mauvaises herbes » à l’avant-plan des nus. Le titre de la série, Urine Mate, renvoie à l’existence d’espaces proprement réservés à la « communauté masculine », questionne en creux la place de la femme dans la société et peut aussi être entendu comme une déformation d’urine made, littéralement fabriqué avec de l’urine puisqu’Aline Bouvy a, de fait, utilisé sa propre urine pour fabriquer son plâtre et réaliser des sculptures dont on retrouve la trace dans certaines photographies insérées dans ses linoléums. Plâtre et urine se mêlent également dans les moulages de chiens errants figurant, comme des « notes en bas de page », sous certains linoléums, en hommage, nous dit l’artiste, à « l’insolence et l’irrévérence des animaux des villes ».
Afin de souligner l’effet cruising, Aline Bouvy a placé le long de cette première partie du parcours des « casse-vitesses » qui ont pour objectif de souligner l’importance de la lenteur dans la pratique de la maraude, entendue au sens de « drague » mais aussi de « patrouille policière ». La traversée de cette première salle qui regroupe les linoléums et montre leur évolution dans le temps, en inversant le code moderniste du passage de la figuration à l’abstraction, est aussi ralentie par une série de grandes sculptures en plexiglas thermoformé, Empathy (2014), évoquant une surface fluide et déformable comme celle de l’eau. Des anguilles, un peu flasques, qui pourraient évoquer des étrons aussi bien qu’une phobie de l’intrusion corporelle, les pénètrent à travers des orifices. L’œuvre tisse ainsi avec le spectateur des liens d’attraction-répulsion dans ce qu’Aline Bouvy nomme une esthétique du grotesque, transcendant les notions de bon ou de mauvais goût.
Occupant la totalité de la grande salle du MACS, Potential for Shame (2022) est la version augmentée de l’installation Splendeur et Décadence des Sirènes qu’Aline Bouvy avait réalisée en 2020 à la NEW SPACE à Liège et présentée ensuite à la Kunsthal de Gand. Réalisé en collaboration avec Julien Bouille pour la programmation robotique et Pierre Dozin pour la composition sonore, le projet, qui a notamment bénéficié d’une aide à la production du musée, se présente comme une forme de théâtre subversif ou d’arène grotesque où se croisent sexualités réprimées et figures autoritaires. Le public peut choisir de se mêler à la scène ou de s’en extraire en prenant place sur l’estrade.
Au sol, des voitures dotées d’intelligence artificielle animent l’espace. Programmés pour reproduire les trajectoires caractéristiques des patrouilles de police, les véhicules sonorisés s’adaptent au comportement du public qui, en retour, interagit avec eux. Les sonorités émises évoluent suivant la chorégraphie adoptée par les voitures, et évoquent les sirènes de police ainsi que la répression de comportements illicites par exemple, le sexe dans les lieux publics. Compris comme une allusion aux chimères de la mythologie, le « chant » des voitures exerce un pouvoir de fascination inquiétante dans ce qui s’apparente à une musique orgiaque.
Aux murs, une frise monumentale déploie une autre chorégraphie, de figures/poupées : des policiers débarrassés de leurs uniformes rigides et physiquement efféminés (tétons surdéveloppés) batifolent et affichent des postures lascives (BDSM). Les urinoirs retournés qui prennent ainsi la forme d’une vulve et les néons jaunes qui dessinent des jets d’urine (golden shower) confirment l’allusion aux pratiques sexuelles non normatives et tabous.
Le parcours de l’exposition se clôt par l’installation de plusieurs sculptures à l’extérieur du musée : Enclosure (2021), Bastinado (2018) et Wall Piercing (2018). Haute structure en inox brossé dessinant un profil féminin, Enclosure est une allusion à la « bride de mégère » (Scold’s Bridle), un dispositif employé au 16e siècle en Angleterre pour humilier publiquement les femmes qui « parlent trop » et « troublent l’ordre public ». À cette même époque fut développé, toujours en Angleterre, le mouvement des enclosures (enclos) qui vit s’opérer une privatisation de l’agriculture caractérisée par la suppression progressive des terres communes et le développement d’une économie cherchant à maximaliser le profit ; une évolution qui se fit au détriment des femmes, cantonnées dès lors à une activité reproductive non monétisée (produire des « ressources humaines » en élevant des enfants…). L’auteure féministe Silvia Federici, dont l’ouvrage Caliban et la Sorcière a inspiré Aline Bouvy pour cette pièce, trace en effet un parallèle entre les chasses aux sorcières diabolisant la « femme prolétaire » et l’essor du capitalisme. Dans l’espace intérieur d’Enclosure, symbole de la domination patriarcale, Aline Bouvy a semé de la belladone, une plante très toxique ayant également des vertus thérapeutiques, cosmétiques (elle dilate les pupilles) et hallucinatoires. La belladone fut associée au sabbat des sorcières et par extension au tabou entourant la jouissance féminine, car la plante pouvait provoquer des états d’extase. Réalisés en jesmonite, matériau récent qui fut d’abord mis au point pour créer des décors de théâtre, les pieds géants de Bastinado anthropomorphisent le musée pour l’observer selon un nouveau point de vue. Les pieds peuvent ainsi devenir des bancs sur lesquels les visiteurs sont autorisés à réaliser des graffitis. Quant aux Wall Piercing, ils invitent de même à percevoir le musée comme un grand corps qu’Aline Bouvy, avec l’insolence qui caractérise sa démarche, perce des signes de la même subculture sexuelle underground à laquelle se rattache également l’installation Potential for Shame avec ses batifolages queer.
Dossier pédagogique
MACS - Dossier pédagogique - Gaillard & Claude - Aline Bouvy
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Aline Bouvy
Aline Bouvy (1974, Belgique) vit et travaille à Bruxelles. Après des études à l’ERG – École de Recherche Graphique – à Bruxelles puis à la Jan van Eyck Academie à Maastricht, l’artiste pluridisciplinaire d’origine luxembourgeoise participe à de nombreuses résidences et expositions (collectives et individuelles) principalement en Europe (Kunstraum, Londres, 2015 ; Galerie Baronian, Bruxelles, 2018 ; Galerie Nosbaum Reding, Luxembourg, 2018 ; Künstlerhaus Bethanien, Berlin, 2019 ; Kunsthal Gent, Belgique, 2021). Pendant 13 ans, elle forme un duo avec l’artiste John Gillis. Depuis 2013, elle développe une pratique en solo.
Lithographie
Sheer Impotence est une lithographie réalisée par l'artiste Aline Bouvy à l'occasion de son exposition au MACS, produite en collaboration avec les Éditions Bruno Robbe et mise en vente à l'artshop du Grand-Hornu.
Podcast
Démêler les pinceaux
Artiste pluridisciplinaire d'origine luxembourgeoise, Aline Bouvy développe une pratique complexe et critique du monde qui l'entoure. Brisant les normes et les tabous de notre société, l'artiste maîtrise l'art de la fine subversion, questionnant nos représentations les plus intimes.
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